PHILIPPE QUAISSE
Salton Sea
Il existe des lieux qui ressemblent à la fin du monde.
Mais parfois, ces fins du monde vous tendent un miroir.
Et dans ce miroir, ce n’est pas le désert que l’on voit — c’est nous.
Il y a plus de trente ans, alors que je traversais en solitaire les déserts de l’Amérique profonde pour atteindre le Nouveau-Mexique, une étendue d’eau turquoise surgie du néant me coupa le souffle. Cette nuit-là, je dormis dans un motel défraîchi près du lac, là où le temps semblait suspendu dans une dimension parallèle.
Salton Sea : un nom presque tendre, comme une vieille chanson country oubliée au soleil. On aurait dit un décor de cinéma — un western qui tourne mal. Une mer morte qui refuse de mourir.
Quelques années plus tard, mon amie Sheryl me raconta l’étrange passé du lieu. Dans les années 50-60, tout chantait ici.
Né accidentellement d’un débordement du fleuve Colorado en 1905, ce lac n’aurait jamais dû exister. Et pourtant, on l’a rêvé.
Des plages de sable blanc, des palmiers, des stations balnéaires : un mirage devenu carte postale. Les stars de Palm Springs y accouraient en Cadillac, lunettes noires et robes aux couleurs de chewing-gum. Sinatra, Marilyn, Elvis… Tous avaient leur repaire au bord de l’eau.
On jouait, on chantait, on dansait. Les villes poussaient comme des mirages : Desert Shores, Mecca, Bombay Beach… Salton Sea était une oasis où brillait l’Amérique de tous les possibles.
Puis le rêve a tourné.
Le temps des robes satinées, des chevelures laquées.
Un rêve devenu erreur. Une erreur devenue promesse.
Une promesse devenue prophétie effondrée.
À partir des années 80, les ruissellements agricoles ont engendré un désastre écologique. Les engrais, les pesticides, l’irrigation intensive : tout ce que la modernité vantait devint son talon d’Achille.
La salinité monta en flèche, les sols s’asphyxièrent. L’eau s’alourdit, s’empoisonna, puis se retira. Les poissons moururent par milliers, leurs carcasses blanchissant les rives dans une puanteur impossible.
Les plages craquèrent sous les pas, les vents chargés de poussière fine rendaient l’air irrespirable.
Stars, touristes, familles, hôteliers s’enfuirent.
Les villes se vidèrent, laissant derrière elles maisons calcinées, caravanes éventrées, rues fantômes.
Les panneaux « À vendre » se firent prophétiques : « À jamais. »
Et pourtant, je revenais. Encore et encore.
Toujours un boîtier à la main — mais je ne « photographiais » pas. Ce n’était pas le mot.
Je tentais d’écouter. De ressentir.
Je marchais sur le sable crissant, regardais les chiens errants fuir à l’horizon.
Quant aux gens : je ne voyais personne.
Y avait-il quelqu’un ? Où se cachaient-ils ?
Et malgré tout, une fascination tenace.
Dans ce silence, je devinais une forme de vie.
Une résistance.
Comme si ce lieu attendait encore qu’on revienne. Qu’on chante.
Depuis trois ans, je vois enfin des femmes et hommes poser leurs sacs — et leurs doutes — près de la centaine d’habitants restés là, dans la poussière.
Des artistes sont arrivés. Ils ont fait du vide un territoire.
Ils ont investi l’abandon. Sculpté le silence.
Remplacé les carcasses de poissons par des œuvres d’art.
La lumière, elle, n’avait jamais vraiment disparu.
Rester sur les rives jusqu’à la tombée du jour. Me poser.
Regarder cette incroyable lumière inonder les San Jacinto Mountains.
Contempler l’horizon de cette mer presque vraie.
Et ressentir intimement pourquoi ce paysage avait tant fait rêver.
Puis la Bombay Beach Biennale est née.
Reggiani chantait « Venise n’est pas en Italie ». Peut-être.
Mais l’art, lui, peut naître n’importe où.
Le Salton Sea National Wildlife Refuge, fondé bien plus tôt, est devenu un sanctuaire pour des milliers d’oiseaux migrateurs.
Sonny Bono — ex-chanteur, devenu député — en fit un combat personnel. Sonny et Cher venaient ici dans leur jeunesse. La boucle se boucle.
Aujourd’hui, les rues s’esquissent à nouveau.
Les tracés renaissent, balafrés de fresques, tatoués d’œuvres éphémères, militantes à l’occasion.
La plage, autrefois apocalyptique, s’est métamorphosée en galerie à ciel ouvert.
ART. Libre et fou.
Je croise des habitants, résistants d’un monde oublié, jamais hostiles à l’idée d’être photographiés, posant près des jeunes arbres plantés le long des canaux d’irrigation à peine creusés.
Comme une prière pour demain.
L’État de Californie investit, cette fois, avec sincérité.
Des projets de restauration écologique voient le jour.
Une main tendue vers ce qu’on croyait perdu.
Ce que l’on pensait fini attend encore qu’on le regarde.
L’art, comme l’eau, trouve toujours son chemin.
Salton Sea n’est pas un lieu à visiter.
C’est un lieu à ressentir.


